Le Léguer, formidable ressource, mais à quel prix ?

Depuis mai 2019, une étude est menée sur le Bassin Versant du Léguer afin d’attribuer une valeur économique à la rivière. Une enquête qui divise acteur·rice·s locaux et militant·e·s pour l’environnement. Garder la rivière en l’état est la priorité de Lannion-Trégor Communauté. D’autres n’y voient que peu d’intérêt, et ce depuis des dizaines d’années…

Le barrage a sauté, la nature a gagné. En 1996, le site de Kernansquillec a drastiquement changé de décor. À Plounévez-Moëdec, le barrage bâti autour de 1920 n’est plus qu’un lointain souvenir. De l’ancien ouvrage, ne restent aujourd’hui que quelques traces : des murs et quelques photos. La végétation a repris sa place sur l’ancien plan d’eau et les poissons migrateurs peuvent désormais parcourir librement la rivière. « Il y avait un passage pour permettre aux saumons de passer le barrage, mais il n’y a qu’une partie de ceux-ci qui y parvenait réellement », se souvient Jean-Luc Pichon, administrateur de l’association Eau et Rivières de Bretagne.

Le Léguer a aujourd’hui un fonctionnement proche de l’état naturel. Depuis 2017, il est même labellisé « Site rivières sauvages ».

Si le bassin versant du Léguer dispose aujourd’hui d’une bonne qualité halieutique, favorisant la préservation de la biodiversité, il est aussi source de services nombreux pour les habitant·e·s des communes que la rivière traverse. Depuis le printemps dernier, une étude est menée afin d’estimer la valeur économique du Léguer.

Tout le Léguer n’est pas concerné pour autant. Seuls l’amont de la rivière (de la source à Bourbriac jusqu’à Trégrom) et son affluent, le Guic (de Guerlesquin à Trégrom), sont concernés. Au total, 52 km sur 76 sont labellisés.

Une rivière de qualité, combien ça coûte ?

Commandée et financée par l’Agence française de la biodiversité, l’étude est réalisée par le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) et un économiste de l’école CentraleSupélec, en collaboration avec Lannion-Trégor Communauté. Pour Samuel Jouon, coordinateur du Bassin Versant du Léguer pour LTC, l’étude est réalisée afin de promouvoir la préservation de la qualité de la rivière : « L’idée c’est d’estimer la valeur économique des rivières à haute valeur patrimoniale, comme le Léguer. On veut montrer en quoi ça rapporte au territoire d’avoir un certain état de préservation. »

Un point de vue partagé par Pascal Da Costa, enseignant chercheur en économie environnementale à l’école CentraleSupélec, qui participe au projet : « L’idée, c’est que les parties prenantes s’emparent de cette information. Et, lorsqu’il y a des décisions à prendre en matière de gestion de la rivière, des activités économiques. Je pense que ça peut amener des décisions différentes. L’idée n’est donc pas de donner une valeur exacte au Léguer. »

Évaluer la valeur économique du Léguer prendra du temps, la fin de l’étude est prévue pour 2021. D’ici là, plusieurs enquêtes seront menées, sur quatre services rendus à l’Homme par la rivière, appelés services écosystémiques : les activités récréatives (pêche, randonnée…), la rétention en CO2 des arbres, forêts et autres végétaux qui bordent la rivière, les services d’eau potable et l’attachement des habitant·e·s à la vallée du Léguer. La liste n’est pas exhaustive, au total plus d’une trentaine de services écosystémiques pourraient exister. Pascal Da Costa explique : « On veut apporter une information qu’on va rendre la plus fiable possible sur ces quatre valeurs. »

Une étude déjà réalisée en Corse

Attribuer une valeur économique à un environnement, l’expérience n’est pas aisée. En 2018, en Corse, Pascal Da Costa et Patricia Detry (Cerema) s’étaient déjà intéressé·e·s à la valeur financière d’un cours d’eau, le Taravo. « La question qui nous était posée par le conseil général était la suivante : faut-il, sur cette rivière en très bon état écologique, la conserver ou bien construire un barrage et transformer le milieu, détaille Pascal Da Costa. On a prouvé, au niveau local, avec cinq services, que les collectivités étaient perdantes en construisant un barrage. On ne savait pas comment ce serait pour la Corse entière mais, au niveau du Taravo, elles étaient clairement perdantes. »

Comme pour le Taravo, pour évaluer chacun des services, la méthode utilisée sera différente.

Pour le Léguer, l’attachement des riverain·e·s sera déterminé par le biais d’un questionnaire soumis à plus de 300 personnes. Les questions permettront de mesurer « l’aménité » des locaux pour la rivière. Le questionnaire devrait être transmis aux Trégorrois·e·s courant 2020.

 

La valeur économique, nouvel instrument des pouvoirs publics ?

L’étude mise en place ne satisfait pas tout le monde pour autant, « Nous n’évaluons que quatre critères écosystémiques sur la trentaine qui existe », admet Pascal Da Costa. La même question s’était posée lors de la construction de la portion Lyon-Balbigny de l’autoroute A89. L’étude environnementale préliminaire avait omis plusieurs points et ne s’était pas rendue compte de la présence d’une espèce protégée sur les lieux : le crapaud « sonneur à ventre jaune ». Cela a retardé les travaux et l’axe n’a pu être opérationnel qu’en 2013, soit 24 ans après la date prévue.

La principale difficulté de ce genre d’enquête réside dans le fait de donner une valeur financière à ce qui n’en a jamais eu. Pour Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes chez Canopée Forêts vivantes, c’est du non-sens. En 2010, il a co-écrit, avec le journaliste Fabrice Nicolino, sur Bastamag, média spécialiste des luttes environnementales et sociales, l’article La Nature n’a pas de prix (mais une valeur inestimable !)

Dans ce texte engagé, il s’oppose fermement à l’attribution d’une valeur économique à la nature : « La nature a une valeur inestimable, en particulier car la plupart des populations les plus pauvres de la planète dépendent de ses services gratuits pour vivre. » Ainsi, donner un prix à l’environnement creuserait un peu plus les inégalités entre riches et pauvres.

Gérard Quilin, maire de Plounévez-Moëdec, va même plus loin : « C’est une aberration, s’indigne-t-il. Il faut arrêter les mensonges, où est la valeur économique du Léguer ? Les randonnées ne rapportent rien, la pêche pas beaucoup plus et les touristes qui viennent dans le coin sont au bord de la mer. Le Léguer a une valeur mais environnementale seulement. » En effet, le Léguer est une rivière remarquablement préservée, abritant plusieurs espèces comme des saumons et des loutres. C’est d’autant plus impressionnant quand on sait qu’auparavant, le site de Kernansquillec abritait un barrage hydro-électrique. « Mais la vallée du Léguer aurait eu plus de valeur économique si le barrage n’avait pas été démantelé », continue de penser Gérard Quilin, 23 ans après.

La fiabilité de ces études peut aussi être remise en cause car elles reposent sur des critères difficiles à évaluer financièrement. « Sur l’ensemble des évaluations environnementales réalisées, une forte proportion se focalise sur les activités récréatives au détriment d’autres services écosystémiques moins facile à monétariser », expliquent Bénédicte Rulleau et Vincent Banos, économistes à l’Irstea, dans Regards croisés sur l’évaluation économique du patrimoine naturel : de la ressource d’autorité à la petite fabrique des valeurs ?

Si ces études économiques visent à protéger l’environnement, leur but est aussi de prouver ou non la rentabilité d’un projet. « Il semble (…) que les décisions concernant les politiques environnementales soient souvent fondées sur des bénéfices espérés », notent Bénédicte Rulleau et Vincent Banos. Une idée partagée par Patricia Detry, chargée du projet pour le Cerema : « Je suis une écologue, pour moi, la nature n’a pas de prix. Donner une valeur à un environnement, c’est une notion très anthropocentrée. » Malgré tout, elle en convient : « en termes de communication, on n’a pas trouvé mieux que l’évaluation des services écosystémiques. »

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