Le saumon, poisson vulnérable mais protégé

On l’imagine, nageant traquillement au large, du côté des fjords norvégiens ou des cascades canadiennes. Mais le saumon atlantique, qui chaque année remonte aussi nos rivières en France, fait face à bien des difficultés : pollution, barrages, moulins, pêche… Dans les Côtes-d’Armor, le petit fleuve du Léguer est l’objet de mesures strictes qui protègent ce poisson roi des rivières et des assiettes. 

Le Léguer, Kilian le Breton le connaît bien : « Ça fait dix ans que j’y pêche« , reconnaît-il. Ce professionnel de la pêche au saumon constate que ces pratiques ont changé sur ce cours d’eau : « Il y a 10 ans, on était en moyenne une quarantaine de pêcheurs à pêcher régulièrement sur le Léguer. En 2019, on est à peu près 150. » Au cours de ces dernières années, le Léguer a attiré de plus en plus les pêcheurs des environs et d’ailleurs.

 

 

Non sans raison, puisque ce petit fleuve breton collectionne les médailles : premier flux d’eau en Bretagne a avoir été récompensé pour son fonctionnement proche du naturel, il a reçu le label “site rivières sauvages”, il y a deux ans, sur la partie amont de son cours. Il est aussi classé zone Natura 2000, pour la qualité de sa faune et sa flore. “​Le Léguer est la seule rivière de France sans barrage”​, ajoute Jean-Luc Pichon, membre du conseil d’administration d’Eau et Rivières de Bretagne. Malgré ce gage de qualité, la population de saumons juvéniles, pour l’année 2018, a été estimée comme “mauvaise” et “en baisse” par rapport à la moyenne du bassin sur les dix dernières années, selon l’Observatoire des Poissons Migrateurs de Bretagne. Les barrages ne sont pas les seuls obstacles auxquels ils se heurtent : leur chemin est aussi perturbé par les moulins à eau.

Meunier, ton moulin barre la rivière

« On y pêche quelquefois 20, 30 à 40 saumons en une seule marée » se réjouit le commissaire aux pêches du roi à propos de la rivière de l’Aulne, à Châteaulin. Au XVIIIe siècle, le saumon atlantique attisait déjà les convoitises. Sa chair, appréciée des tables royales et seigneuriales, se monnayait cher quand elle ne se braconnait pas, une caractéristique qui a traversé les siècles. Si quelques siècles plus tard, son prix n’a pas changé, sa population, elle, a drastiquement baissé. Il est désormais classé comme « vulnérable » parmi les espèces menacées, selon l’Office National de l’Eau et des Milieux Aquatiques.

À l’origine de cette disparition, la diminution de la qualité de l’eau, mais aussi l’édification de barrages, moulins, écluses et autres obstacles sur les rivières françaises. À Lannion, le Léguer n’échappe pas à la règle. Et si le barrage de Kernansquillec y a été détruit en 1996, pour permettre la remontée des saumons, quinze moulins à eau problématiques bordent toujours ses rives.

Les quinze moulins encore présents sur le Léguer (carte)

Quinze moulins n’ont pas été arasés sur le Léguer. Ils sont néanmoins équipés de passes à poissons.

Difficile d’imaginer que des moulins puissent être une barrière à la reproduction des saumons. Ils sont pourtant un obstacle à franchir au milieu d’un périple déjà épuisant. Dans le Léguer, la plupart ont été équipés de passes à poissons ou d’échelles qui facilitent la remontée des saumons. Mais la présence des moulins cause également un autre problème, moins visible. Ils perturbent la circulation des galets et des graviers au fond de l’eau, des sédiments pourtant indispensables à la reproduction des saumons, puisqu’ils y pondent.

“​Nous avons contacté les propriétaires des moulins pour qu’ils les aménagent, mais certains ne veulent rien entendre. Ils jouent la carte du patrimoine historique, mais le patrimoine naturel est tout aussi important”, ​déplore Jean-Luc Pichon. Ce quinquagénaire, amateur de pêche en eau douce, est aussi le fondateur, en 1995, de la première association de défense des saumons dans le Léguer, l’Association de Promotion et de Protection des Salmonidés en Bretagne.

Plus que l’aménagement, l’Agglomération, responsable du bassin versant, se positionne en faveur de la suppression des parties des moulins qui barrent les cours d’eau. “S​i nous aménageons un ouvrage, on donne raison aux propriétaires, et nous oublions d’autres espèces. Les passes à poisson sont faites pour les salmonidés, qui peuvent sauter”​, précise Goulven Geffroy, technicien responsable des cours d’eau à Lannion-Trégor Communauté (LTC). ​“Le mieux pour une rivière, c’est d’être comme à l’origine. Mais il faut aussi se mettre à la place des propriétaires”​.

L’aménagement des moulins n’a pas été la seule mesure adoptée pour protéger ce fameux poisson. Sur toutes les rivières saumonneuses de France, depuis 1996, des quotas été ont fixés pour encadrer au mieux la pêche : une tentative pour éviter l’épuisement de cette ressource.

Une pêche contrôlée…

Pour le Léguer, en 2019, les captures autorisées ont été fixées à 393 pour les « castillons », ces saumons qui n’ont passé encore qu’un hiver en mer, et 49 pour les saumons adultes, dits « de printemps ». Dès que le quota est atteint, la saison de pêche prend fin, au plus tard le 15 juin. Sauf pour les pêcheurs qui pratiquent « no-kill ». Arrivée des Etats-Unis au XXe siècle, cette pratique consiste à remettre à l’eau le poisson sans le tuer. Hors-saison, cette alternative à la pêche traditionnelle permet de continuer à pêcher les saumons à certaines conditions. À la pêche au ver sera préférée la pêche au leurre ou à la mouche, une méthode où le poisson n’avale pas l’appât. Appelée aussi « catch and release », cette technique est proposée depuis 2018 sur le Léguer, sur la base du volontariat. Bien qu’elle rencontre un certain succès en France, Kilian Lebreton est l’un des rares à s’adonner régulièrement à ce loisir : « Personnellement, je préfèrerai que le quota soit de zéro et qu’on puisse plus pêcher en « no-kill ». Mais ce n’est pas le point de vue de 90 % des pêcheurs de saumons ».

Outre les quotas, les pêcheurs ont aussi l’obligation de baguer les saumons péchés (à l’aide d’un bracelet fixé dans la bouche ou sur la queue). Et mieux vaut ne pas contourner la loi, car la “police de l’eau” traque les braconniers. Plus actifs que par le passé, mieux organisés, les garde-pêche pénalisent davantage les contrevenants face à la nécessité de préserver l’espèce. La Fédération de pêche des Côtes-d’Armor travaille désormais main dans la main avec la police et la gendarmerie locale. Sans compter l’embauche d’un pêcheur de saumon aguerri, Eric Hamon, fin connaisseur du Léguer, qui sillonne le bassin versant chaque jour pour contrôler les pêcheurs. Un dispositif renforcé, grâce auquel les verbalisation se sont multipliées ces trois dernières années. ​“ C’est une pratique qui a permis d’assainir la situation”, souligne Tristan Hivernage, garde-pêche fédéral des Côtes-d’Armor.

Pourtant, certains n’hésitent pas à ruser pour obtenir la chair rose du saumon, et se déguisent en pêcheurs de truite pour contourner les quotas. Il y a de quoi : sur le marché noir, un saumon de 4kg peut être revendu 800 euros. Pour prévenir ce genre de comportement, les garde-pêche ont su s’adapter. En 2018, ils ont adopté une nouvelle stratégie : hors-saison, le diamètre du fil de la canne à pêche a été limité à 20 cm. Trop mince, ce genre de lignes ne permet pas d’attraper un saumon vigoureux.

… mais une méthode controversée

Pour fixer les quotas, la Fédération de pêche des Côtes-d’Armor est chargée de compter les « tacons », les saumons les plus jeunes. Pour cela, elle doit attendre l’automne, la période de “l’étiage”, lorsque le niveau du Léguer est au plus bas. Après avoir réalisé ce minutieux travail, le nombre autorisé de saumons pêchés est fixé par les spécialistes de l’INRA et de l’AFB (Agence française de la biodiversité). En fonction du volume du cours d’eau (proportionnel au nombre de poisson), de la qualité de celui-ci, ainsi que d’autres facteurs techniques, ils pourront déterminer le volume approximatif de saumons qui remonteront le Léguer l’année suivante. Chaque rivière a donc son propre quota.

Si le rencensement des saumons existe depuis une vingtaine d’années, la manière dont il est réalisé pose question. D’abord, par son caractère approximatif. “C​ette méthode de comptabilisation n’est pas assez précise, ce qui la rend peu fiable”, estime Kilian Le Breton. Ensuite, la technique de comptage n’est pas sans conséquences sur les jeunes saumons. Ils sont assommés par décharges électriques pour être ensuite comptés. Certains ne survivent pas au choc. Si la méthode est criticable, elle est totalement légale. Mais d’ici 2021, pour le Léguer, les choses pourraient changer. “N​ous espérons pouvoir installer une station de comptage”, explique Goulven Geffroy, technicien cours d’eau à LTC. Station qui serait équipée de sondeurs, permettant d’évaluer le nombre poissons de manière beaucoup plus précise et surtout moins violente.

 

Au-delà de la rivière

Sur le Léguer, la sauvegarde du saumon demande de reconsidérer le patrimoine local comme les pratiques de pêche. Il est aussi un enjeu touristique, puisqu’il attire des pêcheurs venus de toute la France et d’ailleurs. “​Il n’est pas rare que des touristes réservent des gîtes pour aller pêcher mais que les quotas soient déjà atteints”,​ remarque Jean-Luc Pichon, membre d’Eau et Rivières mais aussi pêcheur à ses heures.

 

 

Malgré toutes les mesures prises, Kilian Le Breton n’est pas encore satisfait. Il déplore le nombre de cannes à pêche autorisées sur ce fleuve breton, jusqu’à 150 au quotidien: « Il y a une forte pression de pêche qui s’exerce sur le Léguer. », constate-il. En eau douce irlandaise, qu’il connaît bien, la gestion des saumons est différente : «  Sur une rivière comme le Léguer en Irlande, il y a 5 à 10 fois plus de poissons. Mais seules 10 à 20 cannes par jour sont autorisées. Les poissons ont beaucoup plus de chance de passer entre les mailles du filet« .

Si le Léguer fait presque figure de modèle en matière de protection du saumon, avec une eau de qualité, des mesures concrètes prises par l’Agglomération, une grande partie du combat se joue aussi ailleurs, en mer. Surpêche, pollution et dérèglement climatique : le saumon voit son milieu de vie dégradé de manière irréversible. Les mesures prises au niveau des rivières et des fleuves font alors figure de goutte d’eau, certes utiles et nécessaires, mais forcément insuffisantes à la préservation de cette espèce.

 

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